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JOURNAL DE CAMPAGNE
22 mars 2008

In memoriam

C’était le jour de Pâques.

Ce matin là on s’était levé comme d’habitude, on avait déjeuné, puis on avait commencé à se préparer pour aller à la messe du village.

Tous les deux, avec mon frère, on se disputait mollement, en traînant. Le soleil brillait dehors et dans le jardin le printemps revenait : les jonquilles fleurissaient, le buis embaumait, un vrai et beau matin de printemps. Le temps s’écoulait sans que nous y prenions garde. Son cours aimable nous amenait pourtant tous vers un gouffre dont nous ne ressortirions que bien des années plus tard.

J’ai entendu la voiture de mon oncle dans la cour.

Il est entré et tout de suite on a vu, quand il nous a regardé, dans son regard, sur son visage. Qu’il savait quelque chose de terrible, et que cette chose nous en ignorions tout et qu’il était là pour nous l’annoncer, et qu’elle nous ensevelirait tous. Il avait le visage et la voix de ceux qui savent une horrible nouvelle, qui osent à peine parler tant cette nouvelle qu’ils sont chargés d’apporter est atroce.

Tout le monde s’est tu.

Moi j’ai pensé : c’est maman, c’est plus grave qu’on croyait, il va falloir attendre un peu avant d’aller la voir. Voilà ce que j’ai pensé. Trente cinq ans plus tard je m’en souviens encore. Ca me revient.

Et puis il a dit quelque chose comme « pauvres de vous »,  il  y a eu des larmes qui sortaient de ses yeux et coulaient sur ses joues, et ma grand-mère soudain s’est mise à crier « Non …Non…Non ! » Un hurlement terrible, en cachant son visage dans ses vieilles mains toutes ridées et tordues par l’arthrose.

C’est là que j’ai compris, sans que rien d’autre soit dit.

C’est là aussi, pour la première fois, que j’ai senti mon corps s’effondrer, se ruiner intérieurement.

Oui je me souviens clairement de cet instant, quand tout s’est écroulé: mon oncle est entré alors qu’on se préparait tous, avec ma grand-mère, mon frère et moi et aussi sans doute mon grand-père mais je ne me rappelle pas de lui en ces instants, plus tard oui, sa moustache en brosse, son silence buté, sa glotte qui monte et descend par à-coups, comme s’il ravalait ses pleurs, et ses yeux brillants de larmes, et ma grand-mère qui gémit.

Après les chose m’échappent: des images surgissent, mon oncle encore, conduisant la Panhart, pleurant sans discontinuer, en nous accompagnant chez des amis, pour nous éloigner de la maison où bientôt reviendra le corps de ma mère, mon petit frère qui de peur fait pipi à la culotte, mon grand-père qui, en reniflant, essuie sa moustache et sa joue du revers de la manche, puis sans un mot, en habits du dimanche, part dans la vigne, d’où il ne sortira qu’à notre départ en voiture.

Plus tard encore, dans les jours qui suivent : j’ai l’impression que parfois je pleure, jusqu’à perdre haleine, et parfois tout vacille,  je suis comme hébété, perdu. J’ai peur, de l’avenir, de tout, sans maman, de ne plus pouvoir vivre. Mais tout cela me paraît flou, incertain. Ce dont je me souviens surtout c’est de mon corps qui pleure, hoquète, et des cauchemars qui hantent mes nuits. Et ces souvenirs là me masquent mon enfance.

J’ai souvent le sentiment que ma vie a commencé en ces jours, a inscrit son origine dans cette douleur. D’avant, j’ai si peu de souvenirs fiables. Comme si cet événement terrible, en la couvrant d’ombre, avait occulté toute faculté de compréhension de mon enfance. Il m’en reste la nostalgie d’une lumière disparue, d’un hypothétique temps de bonheur, d’une eau noire parsemée de reflets.

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Commentaires
V
Ils sont si clairs, si nets, dessinés au scalpel de notre mémoire écorchée vive à cet instant, cet instant impossible et cependant réel où le monde s'arrête et pourtant tout continue inexorablement...<br /> <br /> Je me souviens que ce que j'ai haï le plus à l'instant où j'ai su la mort de papa, c'était que le monde continue à exister sans lui, c'était ce trop-plein d'être absurde au regard de son absence béante.
F
J'ai mis des années à ne plus avoir peur du téléphone qui sonne...<br /> Et maintenant encore, par flash quand la sonnerie retentit à la nuit? Des bouts de phrases, "on n'a rien pu faire", "c'etait soit faire quelque chose pour le coeur, soit pour le foie"... Et tout se mélange à mes larmes encore parfois.
E
Nous accouchons de nos douleurs les plus profondes et nous mourrons de nos bonheurs passés innassouvi. Une part de nous s'arrache. Pourtant nous esperons. Alors ? Je ne sais pas. Et vous.
J
L'ombre a envahit insidieusement nos mémoires. <br /> Nous perdons les visages abandonnés en pleurs, le<br /> parfum des maisons après les veillées mortuaires, les paysages traversées en fuite, les nuits ou nous attendons désespérément la lueur du jour, .....<br /> Peut être, quand nos souvenirs se seront complètement délités, nous ne saurons plus qui nous sommes.
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