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JOURNAL DE CAMPAGNE
12 juin 2007

la honte

Au commencement était la honte ; avant même que ma mère et Anne-Marie meurent et soient enterrées. De toute mémoire je la retrouve dans mon enfance, liée à l’humiliation. Car alors apprenait-on aux enfants la vie et le langage souvent en les humiliant, par les mots ou pire par la force. Toujours dans la violence.

Je recopie ce passage écrit lorsque j’avais vingt ans:

« Honte de son corps nu enterré, livré au regard de tous, à la décomposition.

-La nuit, au creux des draps, l’absence de regard ne nous permet-elle pas de nous re-composer en rêve?-

Honte de la chair qui pue, des humeurs qui s’écoulent. Corps immobile, nu éternellement, dans l’attente du jugement et du dernier regard.

Honte et fascination mêlées de haine et peau écorchée, désir de jouir de cette nudité, de s’en saisir et  de s’y perdre : on n’imagine jamais le grouillement des vers.

O mum, I’m right inside you

And I don’t need your permission to dig your grave»

Je dis honte. Mais en fait un rien suffisait à me blesser. Un frôlement, un regard, un éclat de voix me bouleversaient.

Le moindre sentiment de différence, notre pauvreté, les maladresses de mon père, la peur à jamais d’être abandonné, tout me mettait à vif.

Plus tard : honte d’être orphelin, honte d’avoir, sous sa contrainte, branlé TR., de n’avoir pas su résister, honte encore d’être poursuivi par le malheur à la mort d’Anne-Marie, pestiféré dans leur regard -Le crime de TR. ne se confondait-il pas avec la mort de maman et plus tard celle d’AM, monstres voraces qui la nuit régulièrement m’engloutissaient ?

Dans la tombe de ma mère et d’Anne-Marie, j’ai enterré toutes ces plaies, j’ai déposé ma honte, mes obsessions et mes peurs d’enfant, je les leur ai confiées, creusant en moi un mausolée pour contenir le malheur, l’enchâsser, entasser là tout ce qui me terrifiait et l’isoler de ma vie.

Près d’elles aussi j’ai déposé les clefs de mon corps, j’ai enfermé mon esprit dans une prison de chair et l’ai voué au ressassement ; durant des années, j’ai imploré leur secours pour éviter à mon corps tout attachement : pour éloigner de moi la douleur et la peine j’ai aussi éloigné la tendresse et le plaisir.

Ecrire pour se délivrer, effacer les outrages, faire rendre gorge devant tous aux sanglots ravalés. Brûlure violente au front, coup de fouet qui déchire, crachat cinglant, la honte naît toujours d’être démasqué, d’avoir déçu ; désormais prêt à être puni, on voudrait mourir, disparaître sous terre, pour échapper au regard qui juge (lors de l’enterrement d’Anne-Marie  en août 1972, sous forme de question : ma mère et AM, les retrouver enfin ?).

On voudrait aussi tuer l’autre, car bientôt on le hait, le rendre aveugle, le voir disparaître à son tour : quand on éprouve la honte, on ne pense qu’à l’oublier, la dissimuler. Car elle ravive tant de plaies, de faiblesses et de souvenirs cruels.

L’exhumation de la Sainte :  régler son compte au cadavre intime qui me hante, en finir avec le non-dit de mon enfance.

Sarah aujourd’hui : effacer sa honte, celle de ne pas avoir eu de père durant longtemps. Avec elle, je le sais, un jour j’ai rendez-vous.

Et moi ici : en finir avec la honte, comme un devoir de mémoire. La honte, comme l’Histoire, ne se constitue que sous le regard de l’autre, celui qu’on suppose posé là sur nous, jugeant nos actes.

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