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JOURNAL DE CAMPAGNE
4 juillet 2007

Printemps

Je me souviens.

Quelques jours après l’enterrement de ma mère, ma tante Marie-Ange, sa sœur cadette, est arrivée à la maison ; portée par le poids terrible du devoir et de nos regards apeurés, elle s’est mise en congé de son travail, qui la passionnait et lui permettait de profiter pleinement de la vie, pour venir « se charger » de nous.

Nul doute que cette décision fut pour elle un arrachement : abandonner cette vie de liberté chèrement acquise, pour se retrouver lestée du poids de ces cinq enfants et du mari de sa sœur morte.

Durant les premières années passées avec nous Marie-Ange fut aux prises à de tels déchirements que sa douleur prisonnière s’exprima dans l’alternance de longues périodes de dépression suivies de phases d’activité frénétique.

Je me souviens.

Elle était obsédée par l’hygiène et la propreté; ainsi consacrait-elle  des journées entières à faire le ménage, nettoyant inlassablement ce qui nous semblait propre. Probablement était-ce pour elle le moyen de s’approprier, au sens littéral, ce qui lui échappait, de concilier à la fois son sens du devoir et du sacrifice, son goût de la pureté et son besoin de prendre place parmi nous en faisant sienne cette maison, ces objets qui lui étaient alors tellement étrangers, d’investir enfin la place de sa sœur morte.

Marie-Ange était également obsédée par la pauvreté. De même que ma mère, elle avait vécu son enfance dans la misère des années d’après-guerre. De là son obsession du manque: sans arrêt, veiller à ne rien gaspiller, compter l’argent, récupérer les vêtements pour les plus jeunes (et régulièrement, lorsqu’ils sont devenus trop petits, les trier puis les amener au Secours Catholique, pour les « vrais pauvres »), manger le soir les restes des jours précédents, ne rien perdre, compter encore. Ainsi à notre tour avions-nous vécu dans ce souci quotidien qui la minait, source pour moi d’une honte infinie.

Il y avait en elle tant de tourments, d’exigences contradictoires, de soif d’absolu brisée par le destin (ces cinq enfants d’une autre à nourrir).

Un jour sur un cahier d’écolier qui lui servait de journal j’avais surpris ces lignes : « Je veux descendre encore. Car je le sais, au fond seulement je trouverai la force pour remonter vers la surface. »

Je me souviens.

Dès le début, elle voulut nous faire partager son goût pour l’art et la culture dont l’accès lui avait été rendu si difficile.

Chaque soir, avant de se coucher, elle nous lisait des histoires. Nous étions là, tous groupés à ses pieds, suspendus à sa voix. Durant des semaines elle nous contait les aventures de Nils Olgerson, le petit garçon qui découvrait le monde sur les ailes d’une oie.

Plus tard, et encore récemment, je rêverai qu’à mon tour je m’élève dans les airs. La force de ces rêves est telle que, souvent, longtemps après le réveil persiste en moi la sensation physique de pouvoir vraiment voler, d’avoir véritablement vécu ces instants. Qu’il suffit que je m’élance à nouveau pour m’élever. Sans doute y-a-t-il en moi un être qui peut voler, qui a réellement volé, un reste d’ange, en lien peut-être avec le prénom de celle qui depuis nous a adoptés et a pris pour nous le nom de mère.

C’est à Marie-Ange que je dois ce goût pour la peinture, la musique ou la littérature, « l’élévation de l’âme ».

Je me rappelle, elle voulait que nous apprenions la musique. Ainsi pendant deux ans ai-je passé mes jeudi après-midi chez une demoiselle Laplace à déchiffrer en vain des pages de solfège, moi qui rêvais alors de courses dans les bois, de cabanes dans les arbres : elle sentait le rance et pour m’apprivoiser m’offrait des chocolats.

C’est Marie-Ange qui, en même temps que s’exprimait sa détresse et son angoisse à la perspective de devoir s’occuper des cinq petits enfants de sa sœur morte, a su semer en nous ce goût pour la beauté et cette exigence de vérité.

Avec elle nous avons survécu à ces années terribles et sombres qui ont suivi la mort de ma mère et d’Anne-Marie desquelles je ne suis sorti qu’au terme d’un long et pénible travail intérieur, à mon tour alternant les passages des ténèbres de la dépression à l’exaltation, pour enfin près de trente ans plus tard entrevoir l’apaisement.

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