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JOURNAL DE CAMPAGNE
5 juillet 2007

Eté

Immobile, au bord du vertige, je cherche mon enfance. Je revois les visages que j’avais oubliés.

J’ai deux ans à peine. Je commence à marcher. Mon père me lance en l’air (l’ange encore), il me prend dans ses bras, me montre aux gens présents. Puis il me pose à terre, me fait marcher dans l’herbe. Je vois des jambes, des pieds innombrables. Des visages se penchent vers moi. Rient, me parlent.

C’est la première scène, celle où s’ancre ma mémoire.

Une photographie en témoigne. L’ai-je rêvée ?

J’ai 5 ans, je ne cesse de harceler ma grand-mère de questions. A la suite d’une série de « pourquoi ? » elle dit : « Il y a beaucoup de choses qui ne s’expliquent pas. » Et cela me laisse médusé, doutant de la sagesse des adultes.

Je me souviens aussi des jours interminables, passés en sa compagnie et celle de mon oncle, de l’ennui des soirées que seule distrayait la diffusion de « Bonne Nuit les petits » à la télévision, avant de rejoindre l’immense lit réchauffé par des briques enveloppées de papier journal. Je me rappelle ce rêve récurrent, un édredon de plumes s’ouvrait soudain et m’engloutissait, me faisait étouffer. Mes membres s’engourdissaient, mon corps pesait de plus en plus et devenait prisonnier de cette masse informe. Je m’éveillais en hurlant juste avant d’asphyxier.

J’ai 6 ans. Réveillés en sursaut dans le silence de la nuit, mon petit frère et moi courons dans la maison vide, pleurant, criant, couverts d’excréments, chiant de peur, terrifiés par l’absence de nos parents qui nous voyant endormis nous avaient laissés durant une demi-heure pour rendre visite à nos plus proches voisins. Un ogre ce soir-là visitait la maison.

Cette année là encore : on m’opère des amygdales. Sang frais dans la bouche, gorge déchirée par les flammes, abîmes d’éther.

J’ai 7 ans. L’ogre a désormais un nom. T.R., le neveu de nos voisins, de quinze ans mon aîné: derrière le poulailler, il sort son « robinet », le cache dans sa main. Puis me le montre. Il est énorme. Il met ma main dessus. La peau est chaude et douce, un peu molle, palpite entre mes doigts. Je vois ses poils. Ça me dégoûte. (L’ai-je encore rêvé ? Pourquoi mon frère et ma sœur gardent-ils le souvenir d’une expérience identique? Sensation de chaleur intense qui envahit mon visage, des fourmis qui partout sur la peau s’agitent, des couleurs de soleil jaune/orange/blanc éblouissant dans mes yeux, odeur de fumier / paille/ fiente/ terre pourrie, son sexe dressé et ces mots murmurés comme en rêve dans un cachot / pénombre humide, plaisir et honte mêlés : tu ne dois rien dire à personne, rien , te taire à jamais sinon…)

Quelques années après, mon père, mis au courant, inexplicablement continue pourtant à le recevoir chez nous, sans rien lui dire. Pas plus qu’il ne dit rien de tout cela à Marie-Ange  (Plus tard : Pourquoi rajouter du malheur au malheur ?).

J’enterre ce souvenir durant trente ans dans la tombe de ma mère.

C’est Marie-Ange qui un jour, en 1997, a rompu le pacte noir du silence et de la honte, entrouvrant les portes du caveau, nous rendra justice. Elle, qui désormais mise au courant par ma sœur, au terme d’une longue nuit d’écriture prend TR. à part et lui lit d’une voix blanche sa longue lettre d’accusation : qu’elle sait désormais son ignominie, qu’elle veut qu’il disparaisse de sa vue, vite sans délai, sinon elle ne répondra de rien. Et surtout que jamais, plus jamais, lui qui n’avait pas d’enfant, ne s’approche du moindre petit. Qu’elle le guetterait, chaque jour de loin, le poursuivrait de son mépris et de son froid dégoût pour toujours.

Deux ans plus tard, TR. est mort d’un cancer, au terme d’une terrible agonie. C’est Marie-Ange qui alla aider son épouse esseulée, abandonnée de tous, dans les préparatifs du corps (la toilette du mort) avant l’enterrement. Pour tout cela et bien d’autres choses encore, j’aime Marie-Ange. 

Voilà c’est dit. TR. enterré, je n’en parlerai plus, changement de fantôme.

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