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JOURNAL DE CAMPAGNE
26 novembre 2007

Voici maintenant deux mois que je suis à Rouen.

Il m’a fallu plusieurs semaines pour reconnaître la ville, revoir les maisons grises, retrouver les allées bordées d’arbres nus battus par le vent, les rives de la Seine aujourd’hui dévastées.

En retrouvant ces choses que je croyais oubliées, j’ai découvert qu’en dépit de toutes les peines qu’il y a quatre ans j’avais éprouvées en partant au loin, malgré mon attachement, les souvenirs accumulés, les amitiés nouées, malgré tout cela la ville s’était détachée de moi. Et alors, alors seulement, j’ai su qu’un jour, bien après avoir quitté Rouen, j’étais réellement parti. ça s’était passé lentement, à mon insu, sans souffrance, à mesure qu’à Saas naissaient d’autres souvenirs, que s’écrivait une autre histoire.

Partir prend du temps, des années parfois, parce qu’on amène avec soi tant de choses qui nous accompagnent plus tard, imprègnent le présent et nous rattachent au passé…

Images de Saas : la longue façade en pierre s’ouvrant sur la montagne, la chambre de Clara repeinte à neuf avant sa naissance, la grande pièce blanche qui me servait de refuge, dans laquelle il y a près d’un an, j’ai commencé ce texte. (Mon attachement aux maisons, à ces murs de pierres dressés contre l’adversité, ne procède-t-il pas de la même origine que cet instinct de vie hérité de mon père : du même besoin viscéral d’enracinement ?)

Au printemps, quand le soleil renaît : les berges du gave dans la lumière : mousseuse émeraude, vert Titien versus Véronèse, coulée céruléenne. Vert-blanc / vert-blanc, les acacias en fleur. Virescence des prés et les montagnes au loin : « Green everywhere ». Dans l’air léger plane un épervier. Son cri perce le silence et fait fuir les hirondelles.

*

Dans ma chambre d’hôtel. A travers les cloisons filtrent toujours les mêmes bruits : chasses d’eau, conversations nocturnes, pas traînants, portes claquées.

Je vis dans un pays où le vent et la pluie ont tout envahi. Où seule la mémoire des grands étés de Saas me ramène à la vie, à ces soirées de juin qui, lentement, glissent dans la nuit brûlante.

Ici, de ma fenêtre je vois le ciel, toujours gris, couturé de cicatrices bleutées, copie inversée du ciel de là-bas.

J’ai devant moi cette photo de la maison prise au début de l’automne (à l’arrière, dans les bois surplombant la grange, le pourpre des cornouillers, l’or des hêtres). Il y a là cette identique lumière poudrée qui enveloppe souvent la campagne toscane à la tombée du jour, les ombres géantes projetées sur le sol, les alignements de cyprès figés dans la lumière, un brusque silence. Cette même suspension du temps qui marque le crépuscule.

Avec M. nous avons parfois rêvé de partir vivre en Toscane, rejoindre cet immense jardin créé par la main des hommes en contre-point des palais, des églises, des villas isolées, des villages perchés. L’ordonnance des paysages réglée par la flèche des cyprès, les lacis de pierre sèche, le don des saisons. Retrouver la magie des Médicis, la marque de leur désir fou d’harmonie : un décor de théâtre à l’échelle d’un monde. Mais là-bas aussi les hivers sont glaciaux, les étés fournaises, et la vie quotidienne faite des mêmes misères qu’ailleurs.

Depuis trois jours une pluie froide s’abat sur la ville. Dans cette bruine glacée qui n’en finit pas me revient le souvenir de mes premières vacances à la mer, l’année précédant la mort de ma mère : le souffle du vent d’Ouest, les promenades sous les embruns, la découverte de l’Océan, de ce pays noyé de brume, balayé par le vent du large, les longues marches du soir sur les remparts du port. En vérité, j’ai tout oublié de ces vacances, hors ce chemin de ronde reparcouru en rêve plus tard. Il y a ainsi tant d’endroits dont ne subsiste en ma mémoire qu’une image trouble, comme s’il s’agissait de l’histoire d’un autre.

J’ai la nostalgie d’un temps où nous n’en serions tous réduits qu’à l’essentiel, d’un temps de guerre ou d’urgence, où chacun serait contraint d’abandonner ce qui le tourmente d’ordinaire, les multiples tracas quotidiens, les soucis professionnels. Où le présent seul importerait, et nous serions tous purifiés.

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Commentaires
G
mes émotions de ce matin sont pareilles aux vôtres et nul besoin d'être au Nord pour ressentir ici les mêmes sensations.<br /> Et je reprends à mon compte cette phrase de vous "Il y a ainsi tant d’endroits dont ne subsiste en ma mémoire qu’une image trouble, comme s’il s’agissait de l’histoire d’un autre."<br /> <br /> Il devient presque rassurant de lire chez d'autres les mêmes interrogations, les mêmes troubles... Texte qui ne me laisse pas indifférente.
B
merci madame... je vous suis assiduement...
D
C'est très beau ce que vous écrivez... Montaigne disait "on emmène ses ennuis dans ses bagages". A appliquer également à votre dernier texte... sourire.
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